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REVUE
DE PARIS.
DÏPR. DE A. MERTENS,
RUE DE LOUVAPf.
REVUE
DE PARIS,
ÉDITIOU AUGMEISTÉE
DES PRINCIPAUX ARTICLES DE LA EEVUE DES DEUX MONDES.
TOME PREMIER.
JANVIER 1837.
Brmdk&y
SOCIETE TYPOGRAPHIQUE BELGE,
ADOLPHE WAHLEN ET COMP^. 1037.
L'ACADEMIE
ROYALE
DE MUSIQUE.
S'^ ÉPOQLE. — G^ ARTICLE (l).
On préparait le Roland de Piccinni. Les re'pélilions élaient suivies avec plus d'empressement que celles des opéras de Gluck; les deux partis s'y rendaient, l'un pour découvrir les endroits faibles et les critiquer plus promp- tement, l'autre pour exalter d'avance l'œuvre de son maî- tre favori. La jeune reine s'était déclarée en faveur de Gluck, et Piccinni , qui , en arrivant, avait trouvé son rival établi dans l'opinion publique à la ville comme à la cour , était frappé d'une espèce de réprobation ; il portait l'étiquette de compositeur protégé par la Du Barry. Les musiciens fran- çais ne l'aimaient pas; la musique allemande leur plaisait, elle avait plus de rapport avec le style national et leur pa- raissait plus facile à imiter que la musique italienne , dont ils désespéraient de prendre les formes et l'accent.
(1) Voyez les tomes 6 et 12 .anuce 1836.
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Marmontel s'était mis dans la tête de transporter 1 école italienne sur nos deux théâtres ; il avait déjà travaillé pour Grétry, dont la renommée était à nulle autre pareille dans le genre comique. La musique de Grétry était alors acceptée comme musique italienne par le public parisien. La musi- que de Grétry ! cela doit faire juger de la barbarie de l'au- tre musique française. Marmontel imagina de prendre les meilleurs opéras de Quinault, d'en élaguer les épisodes, les détails superflus ; de les réduire à leurs beautés réelles, d'y ajouter des airs, des duos, des monologues pour le récitatif obligé, des chœurs en dialogue et d'un effet contrasté, de les ajuster aux formes de la musique italienne. C'est ainsi qu'il arrangea le livret de Roland. Piccinni ne savait pas deux mots de français , Marmontel se fit son maître de lan- gue ; vers par vers, presque mot pour mot, il fallait tout lui expliquer. Lorsqu'il avait bien saisi le sens d'un morceau, Marmontcl le lui déclamait , en marquant bien l'accent, la prosodie, la cadence des vers, les repos, les demi-repos, les articulations de la phrase; Piccinni l'écoutait avidement, tout PC qu'il avait entendu était fidèlement noté. L'accent de la langue et le nombre frappaient si juste cette excellente oreille , que presque jamais , dans sa musique , ni l'an ni l'autre n'était altéré. Il avait, pour saisir les plus délicates inflexions de la voix , une sensibilité si prompte , qu'il exprimait jusqu'aux nuances les plus fines du sentiment.
Le 2 G janvier 177 8, premièrereprésentationdeiJo/awc?. L'exécution en est très-défectueuse ; M^^'* Levasseur , char- gée du rôle d'Angélique, chante faux plus d'une fois; la tournure de Legros ne paraît pas convenable nour le gracieux et séduisant Médor; Larrivée se montre inférieur à Chassé, dont on avait gardé le souvenir ; Larrivée ne rend pas la scène de fureur comme le faisait son prédécesseur dans l'o- péra de Lulli. Malgré ces imperfections, ces défauts d'exé- cution, Roland est accueilli avec faveur. La reine assistait à ce spectacle avec M""^ Elisabeth. Marie-Antoinette n'ap- plaudit point; c'était pousser trop loin la protection quelle accordait à Gluck.
Piccinni fui ramené chez lui comme en triomphe; hélas I
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il en était sorti d une manière bien triste, quelques heures auparavant. Lorsqu'il partit pour aller au théâtre, sa famille ne voulut point l'y accompagner et fit tous ses efforts pour ïe retenir. Des rapports exagérés, maladroits, y avaient jeté le plus grand trouble. Sa femme et ses domestiques étaient en larmes, et ses amis ne pouvaient les consoler; lui seul ge montrait calme au milieu de cette désolation générale. Quand il sortit , les pleurs et les gémissementsredoublérent; on eût dit qu'il allait au supplice. A la fin , ému lui-même, il leur dit en italien : a 3îes enfants, pensez donc qu'enfin nous ne sommes pas au milieu des barbares ; nous sommes chez le peuple le plus poli, le plus doux de l'Europe; s'ils ne veulent pas de moi comme musicien, ils me respecteront comme homme et comme étranger. Adieu, rassurez-vous, ayez bonne espérance. Je pars tranquille, et reviendrai de même, quel que soit l'événement. »
Il fut heureux; le succès de Roland s'accrut à chaque représentation. Le charme de la mélodie , le nombre et la vérité des morceaux , leurs formes élégantes enchantèrent les connaisseurs et firent une vive impression sur le public. Les airs de danse réunirent tous les suffrages ; l'auteur n'en avait jamais fait et n'aimait pas la danse. L'importance que l'on donnait à cette partie d'un op?ra français lui faisait redouter le moment où il faudrait s'en occuper. Ce moment vint; les deux maîtres de ballets, Dauberval et Yestris, poursuivirent Piccinni. Il en obtenaient une entrée, une gavotte, un menuet ou bien unechaconne ; ils ne pouvaient comprendre ni son aversion pour ce travail , ni sa prodi- gieuse facilité. L'air villageois , dansé par M^^"^ Guimard dans le troisième acte, fut écrit sous la dictée de Yestris. Le danseur figura les pas devant Piccinni , qui disait en disposant ses notes : « Tous voulez donc me tuer ? Allons, il faut bien m'y résoudre et faire encore de la bergerie, puis- que c'est pour une si aimable bergère. »
L'opéra de RoIa7id n'offre qu'une belle scène: le con- traste des fureurs du fameux paladin avec la joie tranquille et naïve des bergers , témoins des amours d'Angélique et de Médor. Tout le reste n'a rien de dramatique. Louis XIV,
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malgré son admiration pour Quinault , dit en le voyant pour la première fois : a Ce Roland n'est qu'un vieux fou, Angélique une grisette , et Médor un faquin. »
Voltaire répondit à M™*^ Du Deffant, qui voulait le con- duire à la première représentation de l'opéra de Piccinni :
De ce Roland que l'on nous vante , Je ne puis, arec tous, aller, ô Du Deffant ! Savourer la musique et douce et ravissante. S; Tronchln le permet , Quinault me le défend.
Roland est un guerrier sans cœur ( chœurs) , il sera bon quand nous aurons la guerre (quand M^'*^ Laguerre prendra le rôle d'Angélique}, disaient les gluckistes. Ils logèrent le musicien dans la rue des Petits-Champs, et le poète dans la rue des Mauvaises-Paroles. Les piccinnistes à leur tour casèrent Gluck dans la rue du Grand-Hurleur ; ces indica- tions de logement furent écrites sur les affiches mêmes de l'Opéra. Les piccinnistes additionnèrent les recettes des douze premières représentations de Rolaîid, pour en com- parer le total à celui des douze premières d'/j^ A /^en/e en Aulide. 7îo/rt;«J présentait un total de 61,920 livres 1^5 sous, excédant celui à'Iphigénie de G7 fr. 18 sous. Les gluckistes comptèrent par quatorze représentations, au lieu de n'en prendre cpie douze, et l'addition de ces deux recet- tes donna l'avantage à Iphigénie , dont le produit passa de 1413 livres celui de Roland.
Le succès de Roland fut suivi d'une bordée d'épigram- mes; l'abbé Arnaud s'en prit cette fois à l'arrangeur du livret.
Ce Marmcntel si long, si lent, si lourd , Qui ne parle pas, mais qui beugle , Juge la peinture en aveugle Et la musique comme un sourd. Ce pédant à si triste mine , Et de ridicules bardé , Dit qu'il a le secret des beaux vers de Racine ; Jamais secret ne fut si bien gardé.
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Non, sans doute, il n'avait pas le secret des vers de Ra- cine, et tant mieux pour Piccinni. Si Marmonlel avait bâti ses strophes musicales à la manière des chœurs A'Esthe) et à' At halte , le maître italien n'aurait pu faire cadrer au- cune mélodie gracieuse sur ce texte d'une irrégularité dés- espérante, et dont le plain-chant de Lulli pouvait seul s'accommoder. L'abbé gluckiste ne se doutait pas que son trait frappait à faux; un autre abbé, Morellet, s'empressa de venger Marmontel en ripostant à son antagoniste :
Uabbé Fatras ,
De Carpentras, Demande un bénéfice ;
II en aura ,
Car l'Opéra Lui tient lieu de l'office.
Monsieur d'Àutun ,
Qu'il en ait un !
C'est un devoir
De le pourvoir ;
On veut le voir
3Iarcher le soir Précédé de sa crosse,
Et le jmatin
Chez sa catin Arriver en carosse. Pour Armide, il a tant trotté ; Pour Alceste, il s'est tant crotté ,
Que c'est pitié
De voir à pied. Ce grand apôtre de coulisse, Comme un sergent de la milice.
Ces vers étaient chantés dans les foyers de l'Opéra, sur l'air de la Fée Urgèle : L'avez-vons vu, mon hien-aimé ?■
Les opéras de Piccinni n'étaient pas payés d'avance par la direction ; au lieu du prix convenu que l'on comptait à Gluck pour chacune de ses partitions , Piccini touchait un droit de quatre cents francs par représentation. Ce marché valait mieux pour le musicien.
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La Chercheuse d'esprit , JVinetfe à la cojir, ballels- pantomimes de Gardel aîné , avaient réussi complètement.
Une nouvelle troupe de chanteurs italiens, appelés p^ l€ directeur de Yismes, débute à l'Opéra, le 12 juin 1770, par un ouvrage de Piccinni, le finte Gemelle, avec peu de succès. Un ballet de Noverre, les petits Riens, sert de cortège aux représentations italiennes données les jours où l'Opéra français ne jouait pas.
Avec son opéra bcufFon , L'ami de Yismes nous morfond ; Si c^est ainsi qu'il se propose D'amuser les Parisiens, Mieux vaudrait rester porte close , Que de donner si peu de chose Accompagné de petits rieris.
Caribaldi, Viganoni, ténors; Poggi, Gherardi, Fochetti, basses ; Tosoni, baryton ; M'"^ Chiavacci , Rosina et Cos- tanza Baglioni, Farnesi, figuraient dans cette société chan- tante, assez médiocre, dont Piccinni avait la direction pour la partie musicale. Le due Confesse, il Curioso indis- cretto, vinrent ensuite et firent peu de sensation; la Fras- catana , de Paisiello , fut accueillie avec enthousiasme ; Gherardi et Pinetti débutèrent dans cet opéra. La Buona Figliola de Piccinni obtint une faveur semblable.
Le roi des intrigants, Beaumarchais, se donna beaucoup de mouvement pour supplanter de Yismes et lui enlever la direction de l'Académie royale de Musique. Il ne réussit point ; de Yismes, sûr de son autorité, ferme sur son lit de justice, rendit un arrêt solennel pour interdire l'entrée de ramphilhéàtre aux femmes qui portaient ces coiffures co- lossales dont nous avons parlé. Cette mesure, de police ad- ministrative fut prise pour prévenir une infinité de disputes causées par ces bastions emplumés qui masquaient le théâ- tre à ceux qu'un malheureux hasard plaçait derrière ces dames. M^^^ Saint-Quentin, très-renommée pour les coiffu- res, se hâta don inventer une fort basse qu'elle nomma
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coiffare à la de Vismes. Elle n'eut aucun succès, même à l'Opéra.
L'aclivitéque de Vismes meltaitdansladirection de l'Aca- dcmie royale de 3îusique lui fit gagner plus de 2 00,000 francs en un an. Les chefs des chœurs et des ballets \oulu- rent alors se rendre tout-à-fait indépendants, et s'emparer même du pouvoir. Ils employèrent toute sorte de moyens pour engager de Vismes à abdiquer Tolontairement en leur fayeur. On promit de déposer 800,000 francs pour garan- tir le succès du nouveau système qu'ils se proposaient d'é- tablir dans le gouvernement de l'Opéra. Les acteurs en- traient dans cette ligue; leurs assemblées, qu'ils nommaient congrès, se tenaient chez IVI^^'' Guimard; la révolte était fla- grante, et le grand Vestris, le dieu de la danse, déclarait hautement qu'il en était le Washington. Les esprits s'ai- grissant tous les jours davantage, les tracasseries devenaient plus vives et plus fréquentes. On se voyait forcé de récla- mer sans cesse l'appui de l'autorité, et l'autorité même, aux prises avec les chefs de l'opposition, était souvent réduite à dissimuler son ressentiment pour ne pas porter l'esprit de sédition au dernier période. — « Le ministre veut que je danse, disait M^'^^ Guimard; eh bien ! qu'il y prenne garde, je pourrais bien le faire sauter. » — Un jour que Vestris avait répondu fort insolemment à de Vismes, celui-ci s'a- visade lui dire: « Mais, monsieur Vestris, savez-vous à qui vous parlez? — A qui je parle? au fermier de mon talent. u Auguste Vestris avait été mis au Tor-l'Évêque pour n'avoir pas voulu doubler son père dans le dernierballet (x Aimide. Les adieux du père et du fils furent touchants : « Allez, Auguste, allez en prison, voilà le plus beau jour de votre vie. Prenez mon carrosse, et demandez l'appartement do mon ami le roi de Pologne ; je paierai tout.»
Ce mot d'une emphase si plaisante en rappelle un autre du même genre. Lorsque le jeune Vestris débuta, son père, vêtu du plus riche et du plus sévère costume de cour, l'é- pée au côté, le chapeau sous le bras, se présenta avec son fils sur l'ayant-scène. Après avoir adressé au parterre une allocution pleine de dignité sur la haute importance de soi»
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art et les nobles espérances que donnait l'héritier de son nom, il se tourna d'un air imposant vers Auguste, et lui dit : « Allons , mon fils, montrez TOtre talent au public ; votre père TOUS regarde. »
Ces débats furent terminés par le prévôt des marchands, qui reprit, au mois de mars 177 9, la direction suprême de l'Opéra. La yille de Paris rcsilia son bail, et fit d'énormes avantages à de Vismes, qui resta directeur-gérant pour le compte de la ville. Les acteurs italiens furent congédiés. Il paraît que de Yismes changea de gamme alors , car la caisse de l'Opéra éprouva le déficit énorme de 72 0,000 fr. , ce qui n'empêcha pas le gérant de toucher sa pension de 9,000 fr. accordée par la ville , et une gratification de 24,000 fr.
Pour se délivrer enfin des poursuites des lullisles , de Vismes remit en scène le Thésée de Lulli, composé depuis cent quatre ans à cette époque. Thésée fut sifflé. Les par- tisans de Lulli n'avouèrent pas la défaite de leur patron, attendu que l'on avait fait des additions et des changements à son ouvrage, additions qu'ils eurent soin de signaler par de bruyantes huées ; cette marque d'affection pour Lulli compléta sa déroute. Un lulliste désolé partit pour la cam- pagne , et ne voulut plus entendre d'autre ramage que celui des oiseaux. De sa retraite il adressa les vers suivants aux gluckistes et auxpiccinnistes de sa connaissance :
Qu'il» me »onî doux ce» cliampêfre» concerts, Où rossignols, pinsons, merles, fauvettes, Sur le théâtre , entre des rameaux verts, Viennent gratis m'ofîjrir leurs chansonnettes î Quels opéras me seraient aussi chers ! Là n'est point d'art, d'ennui scientifique ; Piccinni, Gluck , n'ont point noté les airs; Nature seule en a fait la musique , Et Marmontel n'en a point fait les vers.
La guerre musicale était dans toute sa force , lorsque Berton essaya d'apaiser les partis en réconciliant les chefs. 11 donna un grand souper ; Gluck et Piccinni, après s'être
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embrassés, furent placés à table à côté l'un de l'autre. Ils causèrent pendant tout le repas avec une cordialité parfaite. Au dessert, Gluck, en bon Allemand, un peu échauffé par le yin, se mit en train de franchise, et dit à son voisin, en parlant de manière à être entendu de tout le monde: « Les Français sont de bonnes gens, mais ils me font rire ; ils veulent qu'on leur fasse du chant, et ils ne savent pas chan- ter. Mon cher ami , vous êtes un homme célèbre dans l'Eu- rope entière ; vous ne pensez qu'à soutenir votre gloire , vous leur faites de la belle musique , en êtes-vous plus avancé? Croyez-moi, c'est à gagner de l'argent qu'il faut songer ici, et non à autre chose. » Piccinni lui répondit qu'il prouvait, par son exemple , qu'on pouvait s'occuper en même temps de sa gloire et de sa fortune. Ils se sépa- rèrent comme ils s'étaient accueillis: leurs démonstrations semblaient sincères ; mais la guerre dont ils étaient le sujet, n'en continua pas moins.
Ilellé, opéra de Floquet, est retiré à la troisième repré- sentation.
La lutte n'avait pu s'engager d'abord entre les deux illus- tres rivaux, Gluck rendit son livret àa Roland. De Vismes ressaisit l'idée de son prédécesseur , et pour augmenter sa recette par le concours des deux partis , il voulut absolu- ment faire jouter Gluck et Piccinni sur un même sujet. li fournit à chacun un livret différent , portant le même titre, Iphigénie en Tauride. Gluck, dans le drame bar- bare qui lui échut en partage, trouva des scènes analogues à l'énergie de son style, et les exprima fortement. Le livret remisa Piccinni, tout mal bâti qu'il était, offrait un intérêt plus doux et pouvait recevoir une musique touchante ; mais après la forte impression qu'avait faite l'opéra de Gluck, les émotions produites par l'ouvrage de Piccinni parurent fai- bles et légères, l! Iphigénie de Gluck est restée au théâtre dentelle s'empara victorieusement le IC mai 17 79. La lutte projetée n'eut cependant pas lieu précisément ; Pic- cinni garda son Iphigénie en Tauride en portefeuille : elle ne fut exécutée que deux ans plus tard , en jan/ier 17;]!. Dubreuilen avait fait le livret. L'ouvrage de Piccinni réussit
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complètement , et cependant il ne put se maintenir à la scène. Les disputes des gluckistes et des piccinnisles étaient alors apaisées : on accordait à l'un et à l'autre rival la jus- tice qui lui était due; mais Vlphigénie e7i Tauride de Gluck avait produit une telle sensation, qu'il était bien dif- ficile à Piccinni d'établir une autre îphigénie à côté de celle-là. La belle partition dJAtijs était connue, elle ayait préparé les esprits en sa faveur.
La grande scène entre Oreste et Pvlade , où l'on admire l'air suave : Oreste, au nom de la patrie: le rondeau si véhJment : Cruel, et tu dis que tu m'aimes ; le ivio^ doivent être remarqués dans la partition de Piccinni. Le chœur des prêtresses ; Sa?is murmurer, servons les dieux; le récitatif et l'air d'iphigénie : 0 barbare Thoas, sont d'un grand caractère. Mais tout Paris avait été entraîné par la merveille d'expression de Gluck; son Iphigénie en Tauride était consacrée par deux ans de succès, et quel succès ! Comment lutter contre 1 air foudroyant de Thoas : De noirs pressentiments; contre les chœurs, les danses des Scythes , précédés par le sublime récitatif d'Iphigénie ? Et ces rôles admirables d'Oreste, de Pvlade, ces chœurs re- ligieux , Tair Je t'implore et je tmmble, avec son cor- tège instrumental plein d'ame et de vigueur I Dans cet opéra, dans Armide , Gluck a reproduit plusieurs mor- ceaux de ses partitions italiennes. Le beau duo à' Armide ^ Esprits de haine et de rage , est fait avec un air de Tele- mocco. Des fragments précieux de Circe, de Paride e Elena, de la Clemenza di Tito, sont venus enrichir ces opéras français , et l'expression , la couleur de ces morceaux d'emprunt n'en est pas moins a raie.
Un tiers des musiciens de l'orchestre de l'Académie royale avait tour à tour congé pour les répititions des nou- veaux opéras ; nul d'eux ne voulut user de ce privilège lors- qu'on répétait Iphigénie en Tauride de Gluck.
Ce maître éprouve un rude échec quatre mois après son dernier triomphe. Echo et JVarcisse ne peut se maintenir à la scène, malgré le secours des ballets de ISoverre. On remarque dans cet ouvrage un air agité d'un effet entrai-
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nant^un chœur final qui est devenu populaire: Le dieu de Paphos, et une scène ravissante de mélancolie. A la troisième représentation d'Echo et Narcisse , la recelte ne fut que de 1,5 00 liv. , et, le lendemain, l'abbé Robinot fit jouer aux Italiens une parodie intitulée : les Narcisses , ou l'Ecot mal payé. Gluck n'aurait pas diî se chagriner du peu de succès de son dernier ouvrage : il en fut vive- ment affecté. Il résolut de quitter Paris, alla prendre les ordres de la reine, et ne lui dissimula point sa douleur et le projet de ne plus revenir. Pour le détourner de ce des- sein, la reine lui fit donner la place de maître de musique des enfants de France, et ne lui permit de s'éloigner que pour l'arrangement de ses affaires , avec injonction de re- venir au plus tôt se fixer à Paris. Gluck partit pour Vienne; il voulait terminer sa carrière par les Danaïdes ; mais une attaque d'apoplexie le fit renoncer à cette entreprise : il con- fia le livret à Salieri. Gluck jouit encore, pendant quel- ques années, de sa renommée et de la fortune qu'il avait acquise par ses travaux. Une seconde attaque d'apoplexie l'enleva à ses amis et à l'art musical , le 2 o novembre 17 0 7. Il laissa 600,000 fr. à ses héritiers.
itfîV.sa, ballet-pantomime en trois actes, de Gardel , musique de Gossec, réussit complètement en novembre 1779. M^^® Guimard, Nivelon et le jeune Veslris s'y distin- guent. On n'avait rien épargné pour la mise en scène, tous les meilleurs sujets de la danse figurèrent dans ce ballet ; M^'^ Guimard y fit ses preuves comme actrice. Un solo de violon brillant et difficile avait été placé dans Mirza par Gossec; Guénin l'exécutait. Un jour que ce violoniste était malade, on offrit le solo à ses confrères de l'orchestre : tous se récusèrent. Il fallait changer le spectacle faute d'un virtuose capable d'accompagner la danse de Mirza ; Gardel s'écria : « Laissez-moi faire, je connais un petit bonhomme, un enfant, qui va nous tirer d'embarras, et jouer le solo de manière à se faire applaudir. » En effet, le suppléant qu il proposait, qu'il amena, se comporta bravement jen cette périlleuse circonstance. Hardiesse, élégance, justesse, toutes ces qualités furent remarquées dans le jeu du débu-
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taDt. Le public et 1 administration , également satisfaits,
lui témoignèrent leur gratitude ; il fut engagé sur-le-champ comme premier violon à l'Opéra. Ce virtuose de quatorze ans était Henri-Montan Berton, fils de l'ancien directeur de ce théâtre : Berton , que nous verrons bientôt sortir des rangs des symphonistes , pour se placer parmi les composi- teurs, et, plus tard, parmi les membres de l'Institut.
Amadis de Gaule , pièce de Quinault, remise en mu- sique par Bach, est reçu froidement.
Philidor fait exécuter le Carmen sœculare d'Horace» qu'il a mis en musique. On écoute avec beaucoup d'intérêt et pendant deux heures cette composition; l'invocation au soleil produit leplus bel effet, excite des transports d'enthou- siasme : on la fait répéter. La salle était comble, et l'audi- toire très-brillant. 19 janvier 1780.
Catherine II fit ensuite chanter ce Carmen sœculare par une foule de récitants et de choristes vêtus à la romaine, et se promenant dans le parc de son palais avant d entrer au temple d'Apollon qu'on leur avait bâti. Cette souve- raine fit remettre à Philidor i5,000 liv. en échange de sa partition. Elle avaitdéjà fait compter 12, 000 liv. àSedaiue, pour un petit acte qu'elle lui avait demandé.
Piccinni donne Afys le 2 2 février suivant. Le succès de cet opéra nest décidé qu'à la troisième représentation. Le second acte ù'Afys fait le plus grand honneur à ce maître. C était encoreun livret deQuinault, arrangé, coupé, rajusté, réduit en trois actes par Marmontel. On avait attaqué le nouveau livret de Roland: les littérateurs poussèrent les hauts cris quand le coupable se fut montré relaps en traitant le drame à! Atijs avec la même irrévérence. Les tragédies lyriques de Quinault! les modèles, les chefs-d'œuvre du genre que Voltaire venait de porter aux nues par la seule raison que Despréaux les avait conspués.
"Nous leur fîtes, seigneur, En les taillant beaucoup d'honneur.
Voilà ce qu'il fallait dire à 1 arrangeur, au lieu de l'acca-
REVUE DE PARIS. 17
bler d'injures. Avant Marmonlel, personne, en France, ne s'était douté que le vers français dût être mesuré quand on le destinait à la musique. Piccinni, dès long-temps ac- coutumé aux strophes harmonieuses et cadencées de Métas- tase , n'aurait jamais pu lier une mélodie régulière , noble ou gracieuse, aux pitoyables bouls-rimés de Quinault, de Voltaire, de Bernard, et de tous les fabricateurs de livrets de ce temps. Piccinni fit comprendre à son associé qu'une musique rhythmée et mesurée exigeait impérieusement que les vers qu'elle devait chanter fussent soumis aux lois du rhythmectde lamesure. Piccinni donna des modèles à son faiseur, etMarmontel apprit enfinà faire des vers lyriques, des vers que l'on pouvait réciter mélodieusement , sans of- fenser une oreille délicate, et sans altérer les contaurs de la phrase musicale. Voici les paroles du premier air chanté par Atys :
Brûlé — d'une flamme
Qui fit — mon malheur ,
Faut-il — dans mon ame
Cacher — ma douleur ?
Faut-il — que j^espire
Yicti — me du sort ?
Sans mê ■ — me oser dire
Qui eau — se ma mort.
Le rhylhme de ces vers est parfaitement suivi , les repos s'y trouvent symétriquement placés après le second et le troisième pied. Ces vers sont à rimes alternatives; on a re- connu que les couplets de trois vers féminins, suivis d'un quatrième à rime dure, étaient infiniment plus favorables pour la mélodie ; mais cette découverte s'est faite récem- ment. Les Italiens se servaient alors de la rime alternative; elle est employée presque toujours par Métastase, et certes Marmonlel ne pouvait se régler sur un meilleur modèle.
Ne giorni tuoi felici lîicorda ti di me , Perché cosi mi dici , Anima mia , perché ?
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Je pourrais citer une infinité d'exemples de la même espèce.
Ce qu'il y a de singulier, de burlesque , c'est la méprise de certains admirateurs JeQuinault. Pour exalter le mé- rite de leur patron, pour le justifier du reproche qu'on lui a fait de manquer de cadence et de rhythrae dans ses vers prétendus lyriques, ces preneurs maladroits ont cité naïve- ment les stances ajoutées dans ses opéras par Marmontel. Je pourrais signaler ici des livres dans lesquels cette bévue se reproduit plus d'une fois.
Le brillant succès d'Atys donna de l'humeur à Gluck; il écrivit de Tienne à Chabanon pour se plaindre de la né- gligence que l'on mettait dans l'exécution de ses opéras , qui, en moins de six ans, avaient rapporté 1,600,000 li- vres à la direction. On se hâta de jouer deux de ses ouvra- ges pour la capitation des acteurs.
L'Opéra craignait alors de perdre M^^® Théodore , jeune et jolie danseuse , talent précieux, actrice d'une sagesse re- connue. Elle voulait se retirer, elle avait beaucoup d'affec- tion pour Dauberval , très-flatté sans doute de cette préfé- rence , mais peu disposé à signer un contrat de mariage que la belle s'obstinait à luiprésenter. ^M^'*' Théodore se fai- sait remarquer aussi par son instruction, ses connaissances littéraires , une manière de penser libre, ferme et philoso- phique. Avant d'entrer à l'Opéra, celte virtuose écrivit à J.-J. Rousseau pour lui demander des instructions sur la manière de s'y conduire. Le philosophe répondit à la dan- seuse que , malgré sa bonne volonté de la satisfaire, il ne pouvait lui donner de conseils ; que fort embarrassé pour son propre compte, bienqu'iine fût pas dans une carrière aussi glissante, il n'était pas en état de la diriger dans celle qu'elle avait choisie, etquiétait infiniment plus périlleuse. M"*^ Théodore ne quitta point le théâtre, elle y devint M""' Dauberval.
Par un arrêt du conseil du 17 mars 1780, le roi retire à la ville de Paris la concession du privilège de l'Opéra , lui laissant à payer les dettes de ce théâtre , qui s'élevaient à plus de 2 00,000 livres, ainsi que 112,000 livres de pcn-
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sions viagères. Par une contradiction assc2 singulière, on fait pourtant dire au roi , dans le préambule de cet an-êt, qu'il n'est pas juste que les octrois de la ville, payés indis- tinctement par tous ses habitants , servent à subvenir aux frais des amusements de la classe la plus aisée.
Le secrétaire d'état du département de Paris continue d'a- voir la haute police de l'Opéra , et M. IV'ecker, conjointe- ment avec lui , régie les dépenses comme directeur-général des finances. Le sieur de La Ferlé , ancien intendant des Me- nus-Plaisirs , commissaire de Sa Majesté représente M. Ame- lot, et Berton reprend la direction générale de l'Académie rovale de Musique , pour la gouverner avec pleine et en- tière autorité sous les supérieurs dénommés. Le roi donne 180,000 livres par an à l'Opéra , et lui abandonne les déco- rations et les costumes des Menus, évalués à 1,3 00,000 li- vres , à condition que l'Académie royale jouera douze fois par an à Versailles, à Fontainebleau.
Le prix du billet de parterre fut alors augmenté de 0 sous, et porté à 48 sous pour l'Opéra. Celui du billet de parterre de la Comédie Française et de la Comédie Italienne fut élevé , dans les mêmes proportions, à 24 sous.
Beaumarchais se fâche tout de bon avec les Comédiens- Français, les intimide et les amène à compter avec lui pour f;es honoraires du Barbier de Sévilh. Fier de cet avantage, il convoque tous les auteurs, les réunit chez lui, et leur fait connaître dans le plus grand détail tout ce qu'il vient d'opérer pour l'amélioration de leurs finances. Il leur an- nonce que le compte réglé pour son Barbier de SéviUe sera désormais le modèle de tout compte pareil. Ce récit produit un vif enthousiasme dans l'assemblée; des actions de grâces sont rendues au spirituel amphytrion ; on porl€ sa santé ; dans un délire de tendresse bachique , on l'embrasse, on le qualifie d'homme admirable, d'homme de génie, de bienfaiteur des lettres ; on opine par acclamation et on lui vote une statue. Les droits d'auteur sont établis d'une ma- nière régulière le IS avril 17 00.
Voici comment les rôles étaient partagés à l'Académie royale de Musique. M"'' Levasseur avait les grands rôles de
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princesses , tels qu'iphigéDie en Tauride , Alceste , Àrmide; M^^^ Laguerre, ceux qui exigeaient plus de charme et de douceur, tels qu'iphigénie en Aulide, Angélique. — Eury- dice, Egée, appartenaient à M^^*' Beaumesnil , en possession de l'emploi des bergères. Sa jolie figure, sa voix légère, mais faible, sa finesse, son intelligence, l'habitude qu'elle avait du théâtre, la faisaient briller dans une position secon- daire. M'^' Duplan tenait les rôles de grande représentation; sa haute taille, son extérieur imposant, la vigueur de son organe, lui marquaient sa place parmi les reines et les dées- ses. On réservait M^^'^ Durancy pour les rôles de grand carac- tère qui réclamaient une actrice douée d'une ame énergique, d'une intelligence profonde et de la connaissance de tous les moyens tragiques. J"ai déjà dit que M^^-^ Durancy avait fait ses premières armes à la Comédie-Française ; le rôle d'Ernelinde fit sa réputation à l'Opéra; celui de Clytemues- tre lui fit aussi beaucoup d'honneur.
Oreste , Hercule, Agamemnon , tous les rôles de rois, de héros , appartenant à la première basse , étaient dans le do- maine de LaiTivée. Moreau le doublait : il était, en outre, chargé des rôles du même genre et d'un ordre inférieur , comme Thoas, Arcalaiis , Célénus. Durand représentait les grands-prêtres. Tout ce qui exigeait un chanteur habile , une voix flexible , séduisante , une exécution brillante, for- mait l'emploi de Legros, première haute-contre. Lainez , sans sortir de sa qualité de double de cet acteur, tenait en chef tous les jeunes rôles de haute-contre , pour lesquels il fallait une figure agréable, une taille svelte , élégante, et les talents du comédien que Lainez possédait déjà à un de- gré éminent.
Ce personnel était complet; il pouvait faire face à tous les caractères dramatiques. ^M"^^*^ Saint-Huberti n'était pas encore sortie des rangs de coryphées.
Berton ne jouit pas long-temps de sa nouvelle charge. Le dimanche 7 mai , jour de la première reprJsentalion de Cas- tor et PoUux , dont il avait surveillé la reprise avec un soin et une activité extraordinaires , ce directeur-général de 1 A- cadémie de Musique voulut conduire rorchestre , et s'é-
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chauffa de telle manière , que le soir même il fut atteint d'une fluxion de poitrine , dont il mourut sept jours après. Ce Berton(Pierre-Montan), que Gluck affectionnait beau- coup , et qu'il chargea plus d'une fois de la composition de divers fragments de ses opéras , tels que le dénouement d'iphigénie en J.MZ/de, les divertissements de Cythère assiégée, est le' père de M. Berton (Henri-Montan) , aujourd'hui mem- bre de l'Institut. OnYOJt que le prénom de Montan est de- puis plus d'un siècle dans la famille de ces compositeurs. Un grand nombre de musiciens s'étaient imaginé que Ber- ton s'était donné ce surnom après le succès de Montano et Stéphanie. Une jeune actrice , qui obtint de nombreux triom- phes à Bordeaux dans le rôle de Stéphanie, changea son nom, obscur encore, contre celui de Montano. Nous l'avons en- tendue ensuite à l'Odéon. La mort de Berton laissa l'Aca- démie royale de Musique sans directeur , et priva son or- chestre d'un chef très-habile , dont l'intelligence, le talent, avaient fait faire déjà des progrès immenses à nos sympho- nistes dans l'exécution de la musique dramatique. Dauvergne lui succède, mais on lui adjoint Gossec comme sous-direc- teur ; on reconnut qu'il fallait deux hommes pour tenir con- venablement laplaceque Berton laissait vacante. Bien plus, un comité de six membres devait sanctionner les décisions du directeur ; tout devait se régler à la pluralité des voix ; celle du directeur comptait pour deux. Legros , Durand, Vestris, Gardel, Dauberval, No verre , composent cette as- semblée consultative. Chacun d'eux est, en outre, chargé de quelque fonction particulière , relative à la régie de l'O- péra. Legros a l'inspection du luminaire, Durand celle des machines ; Vestris veille à ce que les postes soient bien te- nus et bien gardés ; Gardel a le district des décorations, Dau' berval celui des costumes ; Noverre , enfin , préside à la rentrée des contributions que les danses des autres spectacles doivent à l'Académie royale. Tout ce qui tient à la musique regarde spécialement le directeur.
Les habitués de l'Opéra les plus passionnés pour la danse ouvrirent une souscription qui fut remplie à l'instant. Son objet était d'élever cinq petites statues, jolis ornements de 1 2.
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boudoirs , aux cinq danseuses les plus parfaites de ce Ihe'àtre. M^^« Guimard fut représente'e en Terpsichore; M'-*' Heinel en nymphe; M'^"^ Théodore en bergère; 3I^^«' Allard etPeslin reçurent la pose et les attributs des bacchantes. Les sous- cripteurs chargèrent le sculpteur ]MachY de l'exécution de ces statuettes , de huit pouces de haut et moulées en talc. D'après la description que je donne ici, tel amateurde curio- sités qui possède une bergère, une bacchante, une Teq)sy- chore en miniature, pourra reconnaître en elles des yirtuo- ses de notre Opéra.
Marmontel arrangeait les oporas de Quinault; d'autres arrangeurs , avant Guillard à leur tête , exploitent une autre mine, et coupent, mutilent les plus belles tragédies de Ra- cine et de Corneille pour en fabriquer des livrets d'opéras. Après Iphigénie en Aulide , voici venir Andromaque. Cetto fois , ce n'est pas Gluck qui marche de compagnie avec Ra- cine. Grélry veut faire chanter les héros grecs ; mais le par- terre , qui tant de fois avait porté aux nues le talent et l'es- prit du faiseur d'opéras-comiques, rit au nez de son Oresle furieux, et se permit de siffler impitoyablement le massacre de Pyrrhus que l'on avait représenté sur la scène , au lieu de le faire conter en récitatif.
C'est un Lyonnais , ayant nom Pitra , qui avait arrangé le livret (ÏÂndromaque; il fut chansonné comme les autres.
On prodame à Yaugirard Pitra. Morel et Suard ; Le Mercvre élève a» ciel Pitra, Suard et Morel ; Mais on berne à TOpéra Suard, Morel et Pitra.
Écho et Narcisse, rajusté, tombe une seconde fois, le îî août 17 80 ; le charme de la voix de M^'''Laguerre, jouant de rôle d'Écho , ne peut sauver celte nouvelle disgrâce à l'opéra de Gluck. Le chœur final est de nouveau salué par des applaudissements ; on le fait r;''péter. La troisième reprc- sentatioD de cet ouvrage ne produit que 6 00 livres.
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Le comte d'Eslaing, de retour à Paris après la conquête de la Grenade , assiste à la quarante-deuxième représenta- tion i^Iphigénie en Tauride, dans la loge du duc de Char- tres; une fanfare guerrière éclate avec les applaudissements du public. Ces transports d'enthousiasme redoublent pen- dant le triomphe de Jason dans le ballet de Médée , qui ter- minait le spectacle; Dauberval présente sa couronne de lau- rier au comte d'Estaing, et la laisse tomber aux pieds du vainqueur des Anglais.
Me permettrez-YOus de conter ce qu'il advint à trois dan- seuses figurantes de l'Opéra , qui , par une belle soirée d'été , firent la partie de souper au bois de Boulogne avec un maî- tre des requêtes au parlementai* de Clugny , et WSl. Ame- lot et de Sartines , fils de ministres. M. de Clugny était passionnément épris de M^^^ Yille , qui avait pour amant en sous-ordre ISivelon , joli danseur, qu'elle préférait infini- ment au fils de l'ancien contrôleur-général. Le danseur, non moins amoureux, instruit du complot galant, se met à la poursuite de son infidèle , et l'atteint au bois de Bou- logne , où elle était déjà avec les demoiselles Urbain et Ca- mille , qui devaient compléter le sextuor en figurant au souper. Nivelon parle avec tant d'éloquence et harangue si bien sa maîtresse , qu'il la détermine à ne point aller au rendez-vous. Yestris et Laurent, ses camarades, TaTaient accompagné pour ne pas l'abandonner à son désespoir. On trouve très-plaisant de faire croquer le marmot aux trois robins , tous les trois fils de ministres, tandis qu'on soupera, qu'on s'amusera dans le bois. La gaieté renaît ; Vestris et Laurent engagent aussi les demoiselles Urbain et Camille à rester avec eux. On commande le souper chez un traiteur de Passy,pour n'être point en concurrence avec les robins, qui devaient s'arrêter à la porte 3ïaillot. Après le repas , on revient au bois, et l'on se met à deviser, à folâtrer sur l'herbe.
Cependant Amelot, Sartines, Clugny surtout, s'impatien- taient. Les deux premiers, pressés par la faim, demandent le souper à grands cris , et font servir. Pendant le repas , ils cherchent à distraire Clugny qui ne mange pas, et , ne
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pouvant y parvenir, finissent par se moquer de lui. Le sou- per fait , les convives, désappointés , vont prendre le frais dans le bois. Tout en cheminant, ils entendent des éclats de rire qui excitent leur curiosité ; ils approchent : quel coup de foudre pour le tendre Clugnv : Plus de doute , c'est la Toix de la perfide, la voix de 31^ '« Ville qu'il vient d'enten- dre. Il ordonne à son laquais et aux autres qui suivaient d aller quérir leurs flambeaux ; puis, cernant avec précau- tion le lieu de la scène , on enveloppe et l'on reconnaît les trois groupes. Clugnv, furieux, apostrophe M^^^ Ville dans les termes les plus durs et les plus méprisants. Nivelon,soii chevalier , veut la défendre ; le robin commande à ses gens de le saisir, et lui casse sa canne sur les épaules. Amelotet Sarlines applaudissent , Vestris et Laurent gardent une en- tière neutralité ; les deux membres du parlement n'étaient point amoureux, et ne se souciaient en aucune manière de punir l'offense que les demoiselles Urbain et Camille leur avaient faite. Nivelon ne perd pas la tète ; tout éreinté qu'il est, il remonte en voiture avec ses camarades, vient faire sa déposition chez un commissaire ; Vestris et Laurent la signent comme témoins. L'affaire était grave ; on l'assou- pit à force d'argent. Elle fit assez de bruit pour arriver aux oreilles du roi , qui exila Clugnv, et lui ordonna de vendre sa charge de maître des requêtes. Amelot et Sartines reçu- rent une vigoureuse semonce de leurs pères. Le parlement ne dit rien, il aurait eu trop à faire ; soixante de ses mem- bres n'avaient pas une conduite plus régulière.
Persée, de Quinault , réduit en trois actes par Marmontel, remis en musique par Philidor, tombe le 2 0 octobre 17 80. M^^'' Durancy , chargée du rôle de Méduse , se livre à de tels emportements, fait des efforts tellement exagérés,, qu'elle meurt âgée à peine de vingt-un ans ; on l'enterre le 30 décembre. Fille de M™^'Darimatel, virtuose des théâ- tres de la Foire, M'' Durancy était fort laide, sa voixétait désagréable ; elle ne dut ses succès qu'à son talent de tragé- dienne. Lekain voulait la retenir à la Comédie-Française.
Le Seigneur bienfaisant, opéra en trois actes de Rochon de Cbabannes, musique de Fioquet, ouvrage d'une étrange
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platitude sous tous les rapports, réussit parfaitement, le 1» décembre suivant. La seule chose à remarquer à l'occasion de cet opéra, c'estqueLays s'y montra dans le rôle du bailli, que Durand avait fort mal chanté à la première représenta- tion. Lajs assura le succès de la pièce : il avait débuté l'an- née précédente avec assez d'éclat pour mériter tout d'abord la confiance des auteurs. Lavs avait alors vingt-deux ans ; sa voix était un baryton d'une richesse, d'une sonorité pro- digieuses; il se signala bientôt en exécutant la partie d'O- reste, de ïlphigénie en Tauride de Gluck.
M"'^ Saint-Huberti créa le rôle de Lise dans le nouvel opéra de Floquet , et mit tant de chaleur et d'expression dans la scène du désespoir , qu'elle donna des inquiétudes pour sa santé.
On fit cette épigramme à propos du 5e«âfnear bienfaisant:
Vit-on jamais opéra si méchant ? Musique et vers, tout en est détestable, Disait tout haut un critique tranchant. Mais comme en tout ii faut être équitable, Pour moi, j'y trouve un tableau très-touchant , De beaux habits , un ballet agréable ; Bref, retranchez le poème et le chant ^ On en peut faire un opéra passable.
Le 2 3 janvier 1701, première représentation d'iphigé- nie en Tauride, opéra en trois actes, paroles de Dubreuil , musique de Piccinni, dont j'ai déjà parlé. On voit que ce musicien avait relardé le plus possible l'exhibition de cet ouvrage ; qu'il avait même fait marcher Atys avant cette Iphigénie en TauriJe, destinée à lutter contre sa formidable rivale. M^^® Lar rejouait le rôle d'Iphigénie. A la seconde représentation dj cet opéra, la cantatrice, voulant donner aux discours de la prêtresse de Diane toute l'énergie qu'ils réclamaient, s'abreuva plus largement qu'à l'ordinaire. Le vin mousseux était la colophane qu'elle passait à son go- sier avant d'attaquer chaque scène. Le public s'aperçut que la prêtresse n'était pas ferme sur ses jambes, et Sophie Ar-
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noiilddit à ses voisins du balcon : « Ce n'est pas Iphige'nie en Taurideque yonsvoyez, c'est Iphigdnie en Champagne.» L'ivresse de M"^' Lagucrre fit de tels progrès d'un acte à l'autre, que la prêtresse finit par balbutier et tomba dans les bras de ses confidentes. Le scandale fut grand. M^^^La-